René Pellos, Le père adoptif de Filochard, Ribouldingue et
Croquignol
(article du Monde daté du samedi 11 Avril 1998)
Le dessinateur René Pellos est mort, mercredi 8 avril à Cannes, à l'âge de
quatre-vingt-dix-huit ans (Le Monde du 10 Avril). A Angoulême, il était surnommé
"le roi René". Autant pour ses dons de dessinateur que parce qu'il se vantait
d'une paresse qui le rapprochait, disait-il, des rois fainéants. Roi, il l'était à
triple titre. D'abord pour ses milliers de coups de crayon et la centaine d'ouvrages
dessinés, mais aussi parce que le festival international de la BD de la capitale des
Charentes l'avait intronisé deux fois. En 1976, il est couronné par le Grand Prix
d'Angoulême. Ce qui le fait entrer dans la légende de la BD : il est en effet le premier
dessinateur français à se voir décerner la plus haute distinction de la BD, après le
belge André Franquin et l'américain Will Eisner. En 1980, il reçoit la médaille d'or
de la ville d'Angoulème et accepte sportivement de dessiner l'affiche du festival, à la
place de son ami Marijac, qui avait obtenu le Grand Prix. Cette affiche résume à elle
seule la vie de Pellos : on y voit les Pieds Nickelés plonger, tirer au fusil et courir.
Car le "père adoptif" de Ribouldingue, Filochard et Croquignol - l'autre fut
Pierre Colin, dit Roland de Montaubert, auteur des scénarios - fut d'abord un sportif, et
non des moindres.
Né René Pellarin,à Lyon, le 22 janvier 1900, Pellos a vécu en
Suisse, où il crée ses propres journaux,à périodicité et à titres variables - Le Tas
de blagues, Mille Gueules ou Piouit. A seize ans, il participe à un journal local
satirique genevois, le Gugusse, ce qui lui vaut les foudres des consuls allemand et
autrichien en Suisse. La Grande Guerre terminée, il étudie les Beaux-Arts à Genève,
mais, avant de se lancer dans la BD et l'illustration, il se consacre à sa première
passion, le sport. Et à sa façon : royale, puisqu'il participe aux Jeux Olympiques de
Paris en 1924. Il y lance le javelot, court le 800 mètres et lance le poids. Installé
dans la capitale, au début des années 30, il allie ses deux passions, sport et dessin,
et entame une carrière de dessinateur de presse, en boxe et surtout en cyclisme, pour
l'Intransigeant et pour Match. Pellos, vite réputé pour ses caricatures, est envoyé au
Tour de France; à l'instar d'un Antoine Blondin, mais avec des crayons, il y croquera
pendant des années les vedettes comme les oubliés du peloton, pour des titres comme
Miroir du Cyclisme, Miroir Sprint ou Sport Mondial. Il apprend à vénérer Antonin Magne,
Fausto Coppi, Bahamontès ou Anquetil et, surtout, Eddy Merckx, et peaufine son image de
"roi des dessinateurs sportifs". Un recueil de ses dessins de presse témoigne
de son coup de crayon et de la fluidité de son dessin en noir et blanc (les Héros du
Tour, Ed. Quinquette, 1974).
GRAPHISME DYNAMIQUE
Mais René Pellos n'oublie pas la BD. Avant la deuxième guerre mondiale, il se lance
dans des genres différents, aidé par sa puissance de travail. En 1937, il publie
Futuropolis, une bande dessinée d'aventure et de science-fiction qui sera publiée dans
le magazine Junior, et dont le titre s'inspire du film Métropolis, de Fritz Lang, qu'il
admirait. L'oeuvre fera grand bruit en cassant les codes conventionnels, par le mouvement
graphique qu'elle introduit et par son intrigue - une ville où règne un ordre de fer,
creuset de maîtres implacables et d'esclaves robotisés dont vont s'extraire les deux
héros, Rao et Leona. Après sa participation à la résistance, René Pellos retourne au
dessin sportif, réalise quelques BD - des récits de jungle comme Durga Rani et de
science-fiction comme Atomas - et, surtout, se voit offrir, en 1948, de reprendre le
dessin des Pieds Nickelés, personnages créés par Louis Forton en 1908 dans les colonnes
de l'Epatant. Sur les scénarios de son acolyte Roland de Montaubert, il réalise pour des
journaux comme Junior, Le Journal des Pieds Nickelés, Trio, une centaine d'aventures de
ces trois voyous sympathiques, les modernise et donne à leurs tribulations un graphisme
plus dynamique en se fondant sur les nombreuses observations du corps et du mouvement
faites en oeuvrant pour la presse sportive. De son côté, Montaubert est obligé de
composer avec la loi de protection de la jeunesse de 1949 et se doit de clore toujours les
quatre cents coups de son trio d'escrocs sympathiques sur l'idée que "bien mal
acquis ne profite jamais"...
En envoyant les Pieds Nickelés aux quatre coins du monde et en les mêlant à des
affaires contemporaines (les bijoux de la Begum, la crise du pétrole, le chanvre
berrichon, etc.) grâce aussi au dessin dynamique de ces aventures, Pellos et Montaubert
ont incontestablement fait traverser le siècle à leur héros. Les Pieds Nickelés ne
sont pas toutefois le seul horizon de la créativité de Pellos : dans les années 60 à
80, il publie des BD dans une kyrielle de titres, de Coq Hardi à Hage, et de Coeurs
vaillants à Pilote. En 1981, Pellos arrête les aventures des Pieds Nickelés, dont les
albums sont édités par la société parisienne d'édition et réédités par les
éditions Vent d'Ouest. Tout en gardant sa verdeur et son humour, toujours tiré à quatre
épingles, le "roi René", en dépit de son grand âge, n'était jamais rebuté
par les découvertes et les voyages - il s'était rendu plusieurs fois à Angoulême.
Celui qui a traversé le siècle en se jouant de tous les genres d'illustrations et en
franchissant les murailles entre générations s'était toutefois retiré à Mougins,
près de Cannes. Ces dernières années, on pouvait y croiser sa haute silhouette
couronnée de rares cheveux blancs et l'entendre se moquer, avec un sourire au fond de ses
yeux bleu acier, des "vieilles rombières" qui l'entouraient.
Yves-Marie Labé